Le patrimoine n’est pas seulement bâti : il est aussi vivant ! À l’occasion des 41e Journées Européennes du Patrimoine, j’ai ainsi visité un lieu atypique dédié à celles et ceux qui perpétuent les gestes et savoir-faire séculaires qui ont fait la renommée des arts décoratifs français et des plus grandes maisons de mode et d’accessoires : le 19M, situé Porte d’Aubervilliers, dans le 19e à Paris.
Après la visite des ateliers de broderie de la Maison Lesage – l’une des 12 maisons hébergées ici -, j’ai découvert en avant-première l’exposition qui lui est consacrée du 26 septembre 2024 au 5 janvier 2025 : « LESAGE, 100 ans de Mode et de Décoration », dans la Galerie du 19M, un espace d’exposition ouvert toute l’année au public.
Mais avant toute chose, retour sur le 19M, sa vocation, ses spécificités et son rôle.
LE 19M : PRÉSERVER, TRANSMETTRE ET PROMOUVOIR LES SAVOIR-FAIRE CRÉATIFS
Porté par la célèbre Maison Chanel et inauguré en janvier 2022, le 19M rassemble 12 ateliers et Maisons d’art et de manufacture, 30 métiers d’art et 700 experts et artisans, garants de la continuité de savoir-faire créatifs d’exception : Brodeurs (Maison Lesage, Lesage Intérieurs, Studio MTX, Atelier Montex), paruriers (DESRUES - boutons, bijoux, accessoires de mode), orfèvres (Maison Goosens), plumassiers (Maison Lemarié), spécialistes du plissé (Ateliers LOGNON), chapeliers (Maison Michel), bottiers (ateliers Massaro), créateurs textile (Atelier Paloma) ou encore experts en lingerie, corsetterie et pièces de bain de la Maisons ERES…
Entre gestes traditionnels et techniques innovantes, ces spécialistes mettent leur expertise au service des grandes maisons françaises et internationales comme de créateurs contemporains (mode, bijoux, accessoires, design intérieur). Car il ne s’agit pas seulement de préserver des savoir-faire séculaires. Le rôle du 19M est également de les transmettre tout en encourageant l’innovation, afin qu’ils répondent aux besoins des marques et créatifs d’aujourd’hui.
POURQUOI ‘19M’ ?
Ce nom de 19M peut surprendre, ou en tout cas intriguer. Alors pourquoi le 19 et pourquoi le M ?
Le 19, c’est d’abord le numéro de l’arrondissement parisien où les bâtiments sont localisés. C’est aussi le jour de naissance de Gabrielle Chanel (19 août 1883) – c’est ainsi que l’un des parfums de la Maison portera le numéro 19.
Quant au ‘M’, il s’agit de la première lettre des mots « Métiers d’art », « Mode » et «Mains », qui font écho aux savoir-faire et aux artisans qui travaillent au sein du 19M.
LE 19 M : UN LIEU UNIQUE
Sa situation à la frontière entre Paris (19e) et la petite couronne (Aubervilliers) en fait un espace où se mêle avec énergie la créativité de la capitale et la vitalité des quartiers périphériques. Le 19M réaffirme ainsi la position de Paris comme capitale de la mode, au croisement de la tradition et de l’innovation.
Et pour porter cette dynamique, il fallait un lieu unique. Ce lieu, c’est à l’architecte Rudy Ricciotti que Chanel va le confier. Grand Prix d’architecture et auteur, entre autres, du Mucem à Marseille, Rudy Ricciotti va créer un ensemble architectural qui répond aux besoins des Maisons et ateliers résidents, mais aussi aux contrainte environnementales d’aujourd’hui.
Organisés autour d’un jardin planté d’arbres et de plantes, les bâtiments du 19M sont enveloppés d’une structure en béton inspirée d’une trame textile. Au total, les 25 500 m² accueillent 12 Maisons et ateliers, une école (l’école de broderie Lesage), un espace d’exposition – la Galerie du 19M -, et un café -le Café du 19M.
FOCUS : LA MAISON LESAGE, L’ART CENTENAIRE DE LA BRODERIE
Pour les 41e JEP, la Maison Lesage, spécialiste de la broderie pour la mode, l’accessoire et le design d’intérieur, était à l’honneur.
Pour ma part, j’ai d’abord eu la chance de visiter ses ateliers, pour mieux comprendre les métiers des dessinateurs, piqueurs, brodeurs ou créateurs textile qui ont fait sa réputation séculaire.
Car la Maison Lesage est bien une Maison séculaire qui fête son centenaire en 2024 ! Et pour l’occasion, une exposition inédite (que j’ai découverte en avant-première lors des JEP) est dédiée à l’histoire et aux savoir-faire exceptionnels de la Maison parisienne : « LESAGE, 100 ans de Mode et de Décoration » du 26 septembre 2024 au 5 janvier 2025.
Organisée dans la Galerie du 19M, elle est accessible à tous les curieux et toutes les curieuses, les amateurs et amatrices de mode, mais aussi les passionnés de patrimoine vivant, contemporain ou traditionnel.
L’HISTOIRE DE LA MAISON LESAGE
L’exposition permet d’abord de revenir sur l’histoire passionnante des ateliers Lesage qui incarnent, depuis désormais plus d’un siècle, les savoir-faire d’exception de la Haute Couture française.
C’est en 1924 qu’Albert et Marie-Louise Lesage rachètent l’atelier du brodeur Michonet, alors très célèbre à Paris – il a ainsi travaillé avec les Maisons de Haute Couture de Charles Frédérick Worth, Jeanne Paquin ou Madeleine Vionnet.
D’ailleurs, c’est dans les ateliers de Madeleine Vionnet où elle travaille, que Marie-Louise rencontrera Albert. La Maison Vionnet sera ainsi la première grande collaboratrice du couple de brodeurs, avant que les années 1930 ne lui ouvre les portes d’autres
LES ORIGINES : UNE TRANSMISSION FAMILIALE
L’histoire de la Maison commence avec Albert Lesage (1888-1949), fils d’un brodeur, qui reprend en 1924 les rênes de l’atelier de broderie de Michonet, déjà célèbre pour avoir collaboré avec les grands couturiers comme Charles Frédérick Worth, Jeanne Paquin, Jeanne Lanvin ou Madeleine Vionnet. C’est d’ailleurs dans les ateliers de Madeleine Vionnet où elle travaille, qu’Albert rencontrera sa future épouse, Marie-Louise. La Maison Vionnet sera ainsi l’une des premières grandes collaboratrices du couple de brodeurs.
En rachetant l’atelier Michonet et en fondant le sien, Albert Lesage, et avec lui ensuite Marie-Louise, marque le début d'une dynastie vouée à la broderie d’art. Très rapidement, la Maison Lesage s’impose ainsi comme un partenaire de choix pour les Maisons de Couture les plus prestigieuses.
Dans les années 1930, les ateliers Lesage collaborent avec Elsa Schiaparelli, pionnière de créations audacieuses et surréalistes. C’est ainsi à travers des broderies complexes et avant-gardistes, associant perles, sequins et fils d’or, que Lesage fonde sa réputation et participe à l’essor de cette mode visionnaire et novatrice de l’Entre-Deux-Guerres.
FRANÇOIS LESAGE : CRÉATIVITÉ ET INNOVATION
Après la Seconde Guerre Mondiale, la Maison Lesage continue de prospérer sous l’impulsion de François Lesage (1929-2011), fils d’Albert, qui rejoint l’entreprise familiale en 1949 après avoir fait ses armes créatives dans le costume de cinéma, à Hollywood.
Avec une créativité débordante et un sens aigu de l’innovation, il va propulser la maison dans une nouvelle ère. Sa capacité à expérimenter de nouvelles techniques de broderie attire l’attention de couturiers de renom, tels que Christian Dior, Pierre Balmain, Yves Saint Laurent et Gabrielle Chanel, d’abord, puis Hubert de Givenchy, ou, plus tard, Jean-Paul Gaultier et Thierry Mugler.
La broderie, loin d’être un simple ornement, devient un élément central des créations haute couture, et les ateliers Lesage sont alors de véritables laboratoires d’invention, où le raffinement côtoie la démesure. Chaque pièce brodée, entièrement réalisée à la main, demande des centaines d’heures de travail minutieux et reflète un savoir-faire unique, transmis de génération en génération.
En 1983, alors que Chanel s’apprête à révolutionner son image sous l’impulsion de Karl Lagerfeld, les ateliers Lesage entament une collaboration avec les équipes créatives de la Maison de couture. Rapidement, les liens se font de plus en plus forts, et lorsque la Maison Lesage ouvre un atelier de création textile dans les années 1990, c’est tout naturellement que Chanel fait appel à ses talents pour concevoir les tweeds de ses collections de prêt-à-porter.
En parallèle, Jean-François Lesage, fils de François, fonde en 1993 la Maison Lesage Intérieurs qui crée, dessine et réalise à la main des broderies pour l’ameublement et la décoration. Imaginées à Paris, ces broderies sont fabriquées dans la manufacture indienne de la Maison, à Chennai. Savoir-faire séculaires français et indiens se mêlent habilement pour proposer des broderies hautement qualitatives et créatives.
La Maison Lesage Intérieurs imagine des créations inédites autant qu’il peut travailler à la reproduction ou la restauration de broderies historiques (la Maison Lesage recréera ainsi des broderies de la chambre du Petit appartement du Roi au château de Versailles).
L’INTÉGRATION AU SEIN DE CHANEL ET L’HÉRITAGE PÉRENNISÉ
En 2002, la maison Lesage intègre le giron de Chanel, au sein des Métiers d’Art, une entité dédiée à la sauvegarde des artisans d’exception. Cette acquisition permet à la maison de maintenir son indépendance créative tout en garantissant la pérennité de ses savoir-faire face à une mode de plus en plus industrialisée.
Depuis 2011, la direction artistique de la Maison Lesage a été confiée au créateur de mode, plasticien et corsetier français Hubert Barrère.
Aujourd’hui intégrés au 19M, les ateliers Lesage continuent de collaborer avec les plus grandes maisons de couture et de prêt-à-porter de luxe. Ils forment également de nouveaux talents au sein de l’École Lesage, fondée en 1992, où sont enseignées les techniques ancestrales de la broderie à l’aiguille et au crochet de Lunéville.
Si la Maison Lesage reste fidèle à ses racines, elle n’hésite pas à repousser les limites de la broderie d’art. Loin des clichés figés, elle intègre aujourd’hui des matériaux modernes comme le plastique, les LED ou les fibres optiques dans ses créations, fusionnant ainsi tradition et innovation.
De Schiaparelli à Chanel, en passant par Balenciaga, les pièces brodées par Lesage continuent d’éblouir et de sublimer les podiums du monde entier. Lesage, c’est ainsi l’histoire d’une maison qui a su élever la broderie au rang d’art, tout en préservant un patrimoine unique, symbole de l’excellence et du savoir-faire français.
LES SECRETS DES ATELIERS LESAGE
Avant d’explorer l’exposition « Lesage, 100 ans de Mode et de Décoration », je vous propose de parcourir quelques-uns des ateliers de la Maison. Une manière de découvrir, à travers les mots de celles et ceux qui y excellent, une partie des secrets de l’art de la broderie et de la création textile.
LA CONCEPTION : LE DESSIN ET LE PIQUAGE
Première étape de tout nouveau travail de broderie : la conception même des motifs. Pour cela, les dessinateurs de la Maison peuvent s’inspirer des 75 000 échantillons conservés dans les archives des ateliers, comme sur leurs propres inspirations contemporaines, mais aussi et surtout sur les impulsions des clients.
Ainsi, suivant le cahier des charges du client, le dessinateur imagine plusieurs propositions de motifs et décors que les brodeuses interprètent pour réaliser des échantillons. Ces derniers sont envoyés au client et, après des allers-retours, le motif choisi est retranscrit avec précision par le dessinateur en un dessin technique regroupant toutes les informations (couleurs, reliefs, structure) qui permettront aux brodeuses de reproduire ce dessin à l’identique sur le vêtement ou l’accessoire.
Pour réaliser ce dessin technique, on crée un patron en volume du vêtement sur lequel on redessine la borderie. Il s’agit de prendre en compte les critères de taille et de forme du vêtement final, afin d’adapter les lignes du dessin aux courbes de la silhouette et d’éviter ainsi de déformer le rendu initial du motif.
Une fois ces étapes validées, le dessin technique est reproduit sur un double calque pour le piquage. Les lignes du dessin, tracées au crayon, sont percées de petit trous à l’aiguille. Le calque piqué est ainsi placé au bon endroit sur le tissu qui servira pour confectionner le vêtement. Une poudre de craie est alors déposée sur le calque, recréant, grâce aux petits trous, les motifs sur le support textile.
Le dessin technique réalisé en couleur et avec des légendes précises (matériaux, reliefs, rangées…) est ensuite transmis aux ateliers de broderies pour être exécuté.
LA BRODERIE
Au sein de la Maison Lesage, deux types de broderies coexistent : la broderie au crochet de Lunéville et la broderie à l’aiguille.
La brodeuse ou le brodeur au crochet de Lunéville, d’abord, rebrode des milliers de paillettes sur le tissu où a été transposé le dessin. Un geste minutieux d’autant plus difficile qu’il se fait sur l’envers du support textile, donc à l’aveugle.
Contrairement au crochet, où l’on rebrode la même matière, la brodeuse ou le brodeur à l’aiguille est amené.e à broder un plus large panel de matériaux (perles, paillettes…). La broderie se fait sur l’endroit du tissu, ce qui n’empêche pas la nécessité d’une maîtrise parfaite des gestes pour réaliser les motifs, et avec une main au-dessus et une main au-dessous pour toucher un minimum le support textile – et ainsi le garder propre.
LA CRÉATION TEXTILE
La suite de ma visite au cœur des savoir-faire de la Maison Lesage s’est poursuivie par l’atelier de création textile. Ici, on expérimente et on crée des tissages originaux à partir d’une diversité de fils existants dans la bibliothèque de fils de la Maison ou fabriqués spécialement sur demande par des filateurs partenaires.
Plus spécifiquement, il s’agit ici de créer des tweeds selon les impulsions créatives données par le studio des clients. Ces tweeds – mélanges de dizaines de fils fantaisies – sont ainsi imaginés par les créatrices et créateurs textile qui réalisent ensuite plusieurs échantillons sur les métiers à tisser de l’atelier Lesage du 19M.
Chacune des créations est retranscrite sur des dessins techniques, véritables partitions de papier qui permettront de reproduire les motifs à l’identique au besoin. Une fois l’échantillon choisi et validé par le client, le dessin technique est transmis aux usines Lesage à Pau, dans les Pyrénées-Atlantiques, où le tweed sera reproduit à l’échelle industrielle.