Si je vous disais qu’il existe encore, à Paris, un opticien qui exerçait déjà au cœur de la capitale il y a près de 3 siècles ; si je vous disais aussi que j’ai eu la chance de rencontrer ses propriétaires actuels et d’explorer son histoire ; et si je vous disais encore qu’il est même toujours possible d’y faire fabriquer ses lunettes selon des savoir-faire traditionnels séculaires, me croiriez-vous ? Non ? Et pourtant c’est bien vrai !
Il y a quelques mois, j’ai ainsi eu le plaisir de découvrir les secrets de L’Ingénieur Chevallier, un lunettier d’exception, fondé en 1740 par François Trochon. Ce dernier est non seulement le plus ancien opticien de Paris, mais il fût aussi et surtout le lunettier personnel du roi Louis XV (règne 1715-1774) au milieu du 18e siècle.
L’enseigne L’Ingénieur Chevallier, officiellement créée en 1796 par son petit-fils, Jean-Gabriel Augustin Chevallier, deviendra vite un opticien très réputé, à Paris et au-delà, pour son savoir-faire, sa maîtrise technique et ses innovations qui apporteront beaucoup à la science et au secteur de l’optique.
Aujourd’hui encore, dans ses deux boutiques parisiennes de la rue des Pyramides (Paris 1er) et de la rue du Vertbois (Paris 3e), L’Ingénieur Chevallier propose une offre originale de lunettes créatives et en demi-mesure, accompagnée de tout un panel de services exclusifs qui permettent à chacun et chacune de s’offrir une paire de lunettes unique, adaptée à sa morphologie, ses goûts et son style.
Je vous propose donc de me suivre à la découverte des savoir-faire et de l’histoire fascinante de L’Ingénieur Chevallier. Une histoire de près de 285 ans complétée par les mots experts de Morgane Oudin-Maury, porte-parole pour L’Ingénieur Chevallier, et de Matthieu Maître-Tissot, artisan lunettier, avec qui j’ai pu m’entretenir lors de ma visite, et que vous pouvez écouter en podcast. Ensemble, nous avons abordé les fondements et l’identité de L’Ingénieur Chevallier, ses savoir-faire, son offre et ses services uniques, mais aussi le travail et les étapes de fabrication des lunettes selon des techniques traditionnelles et précises.
L’entretien est à retrouver en podcast ici et sur toutes les plateformes d’écoute habituelles.
L’INGÉNIEUR CHEVALLIER : 285 ANS D’HISTOIRE
Si L’Ingénieur Chevallier a bien été créée par Jean Gabriel Augustin Chevallier (1778-1848) en 1796, à Paris, son histoire remonte, quant à elle, à plusieurs décennies auparavant, à l’époque où son grand-père maternel, François Trochon, fonda sa boutique d’optique au cœur de la capitale. Ce dernier, réputé pour ses talents d’opticien, avait pour clients de nombreuses personnalités influentes, et parmi elles, la plus prestigieuse de la cour de France et du royaume : le roi Louis XV qui en fera son lunettier personnel.
C’est ainsi qu’en 1740, pour le remercier de ses bons et loyaux services, le souverain offrira à François Trochon sa première boutique parisienne située dans la célèbre Tour de l’Horloge du palais de la Conciergerie, au 1 Quai de l’Horloge, sur l’île de la Cité. Une adresse prestigieuse qui va rapidement attirer de nombreux clients.
AU FAIT, ÇA DATE DE QUAND LES LUNETTES ?
Avant de plonger dans l’histoire du plus ancien opticien encore en activité à Paris, je vous propose de revenir en bref sur l’origine des lunettes de vue.
La création des lunettes de vue remonte au 13e siècle en Italie. Sans branche, elles étaient composées de deux verres ronds insérés dans des cercles, et d’apparence assez rudimentaire. On les appelait alors des bésicles et elles étaient principalement utilisées par les moines copistes.
La fabrication de lunettes n’arrive en France que vers 1450. En ce 15e siècle, les lunettes se font alors plus confortables, avec l’invention des verres concaves et une forme mieux adaptée au visage. Elles se feront plus esthétiques aussi, avec l’utilisation de bois, cuir ou corne, ou encore de matériaux plus luxueux comme l'écaille de tortue ou l'ivoire. Car les lunettes restent encore un objet réservé aux classes sociales les plus élevées, et ce pendant encore plusieurs siècles.
Au 18e siècle, en 1752 plus exactement, l’anglais Edward Scarlett révolutionne les lunettes en y ajoutant des branches qui leur donneront la forme que nous connaissons aujourd'hui – même si les branches s’arrêtaient alors aux tempes et non aux oreilles, simplement pour s’adapter au port des perruques.
Il faudra finalement attendre le 19e siècle et l’industrialisation pour que les lunettes se démocratisent et deviennent plus confortables et ergonomiques. En effet, bien que la Bourgeoisie avait déjà développé de nombreux dérivés comme les monocles ou les binocles, souvent en matières nobles et très décorées pour montrer leur richesse, c’est réellement à partir du 19e et surtout au 20e siècle que, d’un accessoire de luxe, les lunettes vont devenir un objet essentiel pour la santé, comme c’est le cas aujourd’hui – avec, depuis, une infinité de formes, de décors, de style et de corrections.
1796 : NAISSANCE DE L’ENSEIGNE L’INGÉNIEUR CHEVALLIER
En 1796, après les troubles de la Révolution, et après avoir appris le métier de lunettier auprès de son grand-père, François Trochon, de son oncle et de grands opticiens, mathématiciens, astronomes et ingénieurs de l’époque – tels Noël-Jean Paymal Lerebours, Joseph Jérôme Lefrançois de Lalande ou George Cuvier-, Jean Gabriel Augustin Chevallier hérite de la boutique familiale. Le 21 décembre de cette même année 1796, il épouse Thérèse Mélanie Cotel avec qui il aura cinq enfants, parmi lesquels Pierre Marcel Augustin Chevallier (1797-1841), l’aîné et héritier de la famille, et Marie Louise Mélanie Chevallier (1815-1897), qui jouera un rôle central dans l’histoire de la maison.
Pour signifier sa qualité de scientifique et son expertise technique, Jean Gabriel Augustin décide très vite d’ajouter à son nom le titre honorifique d’ingénieur que lui a décerné l’Académie des Sciences. Par extension, sa boutique devient celle de « l’ingénieur Chevallier ».
Il faut dire qu’au-delà des lunettes dont il a la parfaite maîtrise, Jean Gabriel Augustin fabrique et propose à la vente tout un panel d’outils scientifiques et de mesure, comme des microscopes, ou des instruments d’astronomie (télescopes, longues-vues, jumelles) et de météorologie (thermomètres, baromètres).
Parmi ses clients, il compte des têtes couronnées européennes, à commencer par les rois et empereurs français du 19e siècle : de Napoléon 1er (règne 1804-1815) et sa famille impériale -dont Jérôme Bonaparte, frère de l’empereur et roi de Westphalie –, au roi des Français Louis-Philippe 1er (règne 1830-1848), en passant par les rois Louis XVIII (règne 1815-1824) et Charles X (1824-1830) sous la Restauration (1815-1830).
L’INGÉNIEUR CHEVALLIER : UN INVENTEUR RECONNU
Reconnu pour ses talents d’opticien, l’ingénieur Chevallier l’est aussi pour ses qualités d’inventeur. Il travaille en effet à améliorer les instruments qu’il fabrique et propose dans sa boutique, et remporte alors de nombreux prix pour les précisions techniques qu’il y apporte, bénéficiant ainsi d’une véritable reconnaissance de ses pairs – il obtiendra également le titre de Chevalier de la Légion d’Honneur pour son travail.
En 1807, par exemple, il produit ses propres microscopes qui sont plébiscités pour leur qualité par les grands scientifiques de l’époque. En 1810, aussi, il publie « Le Conservateur de la vue », un ouvrage sur l’optique alors applaudi par la communauté scientifique et qui reste une référence aujourd’hui. En 1823, ensuite, il est médaillé d’or par l’Académie des Sciences pour ses lentilles achromatiques qui permettent plus de précision et bénéficient de propriétés antireflets inédites (une technologie encore utilisée aujourd’hui, bien qu’améliorée). Par la suite, en 1827, c’est une médaille de bronze que lui remet l’Académie des Sciences pour plusieurs des instruments de mesure qu’il produit, notamment ses thermomètres et baromètres de haute précision. Une médaille de bronze est également remportée en 1834 pour ses innovations en matière de verres optiques plus performants. Enfin, en 1847, un an avant sa mort, Jean Gabriel Augustin Chevallier reçoit, toujours des mains de l’Académie des Sciences, une médaille d’Or pour l’invention d’un nouveau type de microscope solaire (i.e. un microscope qui permet d’être rétroéclairé grâce à un jeu précis de miroirs inclinés qui lui renvoient la lumière solaire).
On doit également à l’ingénieur Chevallier l’invention des lunettes iso-centriques qui permettent de lire, écrire et voir de loin ; celle des cadrans solaires adaptés à différentes latitudes, du baromètre mécanique ou du saccharomètre (servant à déterminer la teneur en sucre d'une solution aqueuse) ; mais aussi le perfectionnement du galactomètre (instrument pour mesurer la densité du lait) et du caféomètre (instrument d'optique servant à mesurer la quantité de café infusée dans de l'eau) ; ou encore des innovations optiques pour améliorer la précision des télescopes. Bref, vous l’aurez compris, l’ingénieur Jean Gabriel Augustin Chevallier a largement contribué aux avancées de la science optique.
L’INGÉNIEUR CHEVALLIER, UN MARKETTEUR NÉ
Au-delà de son génie scientifique, Jean Gabriel Augustin Chevallier mettra en œuvre un ensemble de stratégies efficaces, qu’on qualifierait aujourd’hui de stratégies marketing, pour attirer les clients dans sa boutique.
C’est ainsi qu’il décide très tôt après avoir repris le commerce de son grand-père d’installer un thermomètre géant sur le mur extérieur de sa boutique. Les Parisiens qui désirent connaître la température savent qu’ils auront toutes les informations en se rendant chez l’ingénieur Chevallier, tandis que les passants, intrigués, s’arrêtent alors plus volontiers devant sa boutique. Un bon moyen de se faire connaître, d’attirer les clients et de les inciter à revenir régulièrement.
De la même façon, Jean Gabriel Augustin va enregistrer les conditions climatiques quotidiennement depuis un observatoire situé au sommet de la Tour de l’Horloge. Une fois recueillis et analysés, ces enregistrements sont affichés et publiés chaque jour devant sa boutique, attirant les passants et donc de potentiels clients.
1842 : LA SUCCESSION ET LA NAISSANCE OFFICIELLE DE LA MAISON L’INGÉNIEUR CHEVALLIER
Le 30 septembre 1841, Thérèse Mélanie Cotel, l’épouse de Jean Gabriel Augustin, décède, suivie, le 10 novembre par son fils, Pierre Marcel Augustin Chevalier. Deux tristes disparitions qui vont inciter celui que l’on nomme toujours l’ingénieur Chevallier à céder son entreprise.
Au début de l’année 1842, ce dernier vend ainsi son commerce à sa fille, Marie Louise Mélanie Chevalier (1815-1897), et à son époux, Alexandre Victor Ducray-Chevallier (1810-1879) – on note ici qu’Alexandre Victor a délibérément accolé le nom de son beau-père au sien, afin de continuer de bénéficier de toute la notoriété de celui-ci.
A la fin de cette même année 1842, l’une des premières décisions des Ducray-Chevallier est de déménager la boutique du 1, Quai de l’Horloge au 15, rue du Pont Neuf. Ce déplacement de quelques mètres est en réalité dû aux travaux du nouveau palais de Justice, installé au sein de la Conciergerie, qui menace d’empiéter sur leur ancien emplacement.
Quelques années plus tard, Jean Gabriel Augustin Chevallier, qui conservait un rôle de conseiller auprès de sa fille et de son gendre, meurt le 10 janvier 1748. Sur décision des Ducray-Chevallier, la boutique prend officiellement le nom de « Maison L’Ingénieur Chevallier » en souvenir de son fondateur. Dans le même temps, le nom de Ducray-Chevallier devient légalement celui de la famille et des descendants de Marie Louise Mélanie et Alexandre Victor, afin de perpétuer le nom désormais célèbre de ‘Chevallier’. Ensemble, le couple va continuer le travail de Jean Gabriel Augustin Chevallier et maintenir le prestige de la Maison.
Ils vont ainsi créer en 1863 le monoculaire d’opéra, une sorte de longue vue pour le théâtre, puis en 1878 les jumelles centriques, également appelées jumelles d’opéra. Ces jumelles, qui permettent d’être ajustées à l’écart des yeux pour plus de précision, feront fureur et deviendront l’accessoire luxueux indispensable pour la haute société qui se rend au spectacle.