Si le lin fait partie de notre histoire comme de notre quotidien, des vêtements de nos armoires aux nappes de nos salles à manger, il n’est cependant pas certain que nous en connaissions tous les secrets et les aspects. Savez-vous, par exemple, que c’est la fibre de lin est la première à avoir été tissée et cultivée par l’homme il y a 10 000 ans? Connaissez-vous également l’impact du lin sur notre langage et notre vocabulaire, avec des mots comme linge, ligne, linceul ou encore crinoline, tous dérivés du mot lin? Saviez-vous, encore, que le lin entretenait des liens particuliers, intimes et historiques avec le sacré et le religieux?
C’est justement cette dernière question que je vous propose d’explorer aujourd’hui, grâce au témoignage expert de Nicolas Sarzeaud, docteur en histoire médiévale et enseignant-chercheur à l’Université de Lorraine, avec qui j’ai pu m’entretenir. Un entretien que vous pouvez retrouver dès à présent dans le podcast dédié, sur ce site, ou sur les plateformes d’écoutes habituelles.
Lin et sacré, lin et religion. Beaucoup se diront qu’ils ou elles ne voient pas le rapport entre la fibre de lin et la dimension religieuse. Pourtant, il y en a un bien plus grand qu’on ne peut le penser!
Tout cela est très bien expliqué dans un livre sorti en octobre dernier et qui devrait plaire à tous les passionnés de patrimoine et d’histoire, et plus généralement à tous les curieux: «Le Lin, fibre de civilisation(s)», un beau livre sur la fibre de lin et ses différentes facettes, co-édité par les éditions Actes Sud et l’Alliance du Lin et du Chanvre Européens.
Cet ouvrage collectif a fait appel à de nombreux contributeurs prestigieux, parmi lesquels des archéo-botanistes, des archéologues, des historiens, des laboratoires scientifiques, des designers et des industriels, des agriculteurs, des teilleurs, des filateurs ou encore des tisseurs.
Nicolas Sarzeaud, que j’ai pu rencontrer, est l’un d’entre eux. Il a ainsi participé à l’un des chapitres sur la dimension religieuse du lin, où est traitée l’importance du lin dans les religions, notamment judéo-chrétiennes; un lin cité plus de 80 fois dans l’Ancien Testament, et qui revêt un ensemble de symboliques qui perdureront au fil des siècles dans les Textes sacrés et les pratiques liturgiques.
Mais avant d’aller plus loin sur cette thématique des rapports entre lin et sacré, il convient de dire quelques mots sur le livre «Le Lin, fibre de civilisation(s)». Pourquoi un tel ouvrage sur le lin?
La réponse est simple: cette fibre végétale a tenu un rôle plus impactant qu’il n’y paraît sur nos sociétés et notre histoire au fil des siècles. En cela, elle représente un patrimoine culturel étonnant qui mérite d’être exploré; un patrimoine et une influence que le livre met précisément en lumière.
Le lin est en effet une fibre plurimillénaire qui a traversé toutes les époques et toutes les cultures, du néolithique à aujourd’hui où sa place est grandissante. Comme son titre l’indique, «Le Lin, fibre de civilisation(s)» nous apprend donc d’abord cette histoire, et nous éclaire sur ce que la culture du lin et son usage disent de nos civilisations à travers les siècles.
Mais cet ouvrage raconte aussi cette fibre dans toutes ses richesses -économiques, agricoles ou écologiques, historiques ou religieuses, esthétiques, techniques ou innovantes. Très complet, il s’articule entre des faits (agronomiques, économiques ou scientifiques), des illustrations, des récits historiques, et toute une série d’anecdotes qui viennent ponctuer chacune des sections.
Et au-delà de nous révéler les origines millénaires du lin, le livre s’attache aussi à démontrer combien cette fibre historique, ancrée dans notre passé, est également une fibre d’aujourd’hui (sa surface de production a cru de 133% entre 2010 et 2022, et l’Europe, en particulier la France, restent les premiers producteurs mondiaux) ; mais également combien le lin est une fibre d’avenir qui, grâce à ses nombreuses propriétés intrinsèques, peut répondre à des exigences de haute performance et d’éco-innovation: les composites de lin sont ainsi déjà utilisés dans le design mobilier, l’automobile et même l’aéronautique.
Quoi qu’il en soit, aujourd’hui, c’est donc l’aspect historique et sacré du lin qui nous intéresse. Pour approfondir cette thématique, je vous donne rendez-vous avec notre expert, Nicolas Sarzeaud, dans le podcast dédié. Cependant, afin de vous donner un avant-goût de ce que lui ou le livre peuvent apporter comme explications sur ce sujet, je vous propose une sélection d’anecdotes extraites du livre «Le Lin, fibre de civilisation(s)», qui vous donneront un aperçu plus concret sur les relations intimes entre la matière lin et les religions au cours de l’Histoire.
LE LIN ET LE SACRÉ EN QUELQUES ANECDOTES
On le disait précédemment, le lin est cité plus de 80 fois dans l’Ancien Testament comme symbole de pureté et de perfection. Une vision héritée de la tradition judaïque qui va se diffuser et se transmettre dans les religions judéo-chrétiennes pendant des siècles.
La religion juive, sur laquelle se fondera ensuite la chrétienté, impose en effet une recherche constante de pureté, dans les pratiques cultuelles comme dans la vie quotidienne des croyants. Cultivé dès le néolithique, il y a plus de 10000 ans, le lin s’impose rapidement comme l’emblème de cette pureté recherchée. Pourquoi? Jusqu’aux procédés modernes de décoloration de la laine et du chanvre, le lin est la seule fibre qui peut être blanchie naturellement sans teinture. Né de la Terre, comme l’homme est né de la chair, le lin est soumis à un ensemble de processus de transformation pour le purifier et lui donner cette blancheur naturelle. Arrachage, rouissage (posées au sol, les tiges sont lavées et naturellement transformées en fibres par l’action de la pluie, du soleil et des micro-organismes), teillage (extraction des fibres de leur enveloppe par broyage et battage), peignage, assemblage des fibres, filature, tissage ou tricotage… toutes ces étapes rappellent celles, parfois longues et difficiles, que les fidèles doivent franchir pour se convertir et atteindre la perfection.
De cette première approche découlent toute une série de textes, de mythes et de rites qui vont traverser les siècles et imposer le lin comme la fibre sacrée par excellence.
LE LIN, DIEU, ABEL & CAÏN
Parmi les premières mentions du lin dans l’Ancien Testament, celle du mythe d'Abel et Caïn est fondatrice d’une tradition hébraïque encore observée aujourd’hui et appelée le «sha’atnez». Ce rituel consiste à ne pas mélanger les fibres végétales et animales dans un vêtement ou quelque tissu que ce soit.
Une recommandation qui tire ses origines du mythe d’Abel et Caïn dans l’Ancien Testament. Pour rappel, Abel et Caïn sont les fils d'Adam et Ève. Caïn, le premier né, sédentaire, cultive le lin, tandis qu’Abel, le puîné, est un berger nomade. Tous deux sont chargés de faire des offrandes à Dieu. Caïn offre une part des fruits de ses récoltes de lin, Abel ses agneaux nouveau-nés. Considéré comme un sacrifice plus coûteux, celui d’Abel semble montrer une dévotion plus forte envers Dieu qui accepte plus volontiers ses offrandes, délaissant celles de Caïn. Ce dernier, jaloux et frustré, tue alors son frère de rage. Lorsque Dieu lui demande où est Abel, Caïn répond: "Suis-je le gardien de mon frère?" Une réponse qui ne plaira pas à Dieu qui le maudit et le condamne à errer sur la terre.
A partir de ce moment, le règne animal et le règne végétal resteront séparés à jamais. En conséquence, les matières végétales, comme le lin de Caïn, et animales, comme la laine d’Abel, ne devront en aucun cas être mélangées.
DU LINCEUL AU CORPORAL, LE LIN AU CŒUR DE LA LITURGIE CHRÉTIENNE
Dans l’église chrétienne, suivant la tradition héritée de la religion juive, le lin est également considéré comme LA matière pure par excellence. Dès le Moyen-Âge, elle est celle utilisée dans les reliquaires des saints, celle disposée sur les autels, ou encore celle qui enveloppe les corps au tombeau.
Mais au-delà de la tradition hébraïque, la pureté et l’utilisation du lin, est également précisée dans le Nouveau Testament, à travers le Christ lui-même. Jésus sera ainsi, à sa mort, «enseveli dans un linceul de lin pur», comme il l’est écrit dans la Bible.
À partir de là, le linge de messe comme celui du prêtre sera fait de lin. Les nappes de l’autel seront en lin blanc, comme le corporal, ce petit rectangle où sont disposés le calice et l’hostie, qui, parce qu’il accueille le sang et le corps du Christ, doit être tissé en lin aussi pur et blanc que le linceul de Jésus. La similitude est poussée à un tel point que pendant des siècles, il ne fallait aucunement tâcher ce corporal. Et si tel était le cas, il fallait le laver selon un certain rituel décrit dans les Textes religieux; et parce que les tâches de vin étaient identifiées aux tâches de sang christiques, il était même demandé de boire l’eau de lessive pour ne pas perdre inutilement ce sang sacré. Plus tard, à la fin du Moyen-Âge, l’intérêt grandissant pour les souffrances que le Christ a connu dans sa Passion (l’ensemble des événements qui ont précédé sa mise sur la Croix et sa mort) va pousser les fidèles à vénérer les corporaux tâchés de vin comme s’ils étaient marqués du véritable sang divin.
Par ailleurs, toujours dans la chrétienté médiévale, la fabrication du lin va devenir la métaphore de la purification morale de l’âme: après séchage, battage, nettoyage et filage, le lin perd sa couleur naturelle pour atteindre une blancheur immaculée. Lavée de toute impureté, ayant quitté son enveloppe charnelle d’origine, la fibre de lin apparaît alors comme pure et sacrée. De la même façon, les âmes des fidèles sont purifiées de leurs péchés par les épreuves de la vie, la foi chrétienne et la dévotion religieuse.
De son côté, et de la même manière que le lin est purifié, le prêtre devient digne de Dieu par le travail, la prière, le jeûne, la lecture, la patience et l’humilité. Pendant les cérémonies ou les messes, ses sous-vêtements -ce qui est le plus près du corps- doivent être en lin et le séparer des objets et matières de parure comme la soie, considérée comme impure car d’origine animale et trop luxueuse.
LE LIN HABILLE MÊME LES ROIS!
Il n’y a pas que les prêtres qui se voient imposer le port du lin comme symbole de pureté. Les rois aussi, dans les monarchies européennes, ont eu une relation particulière à cette matière.
Ainsi, en France, lors de son sacre à Reims, le souverain doit d’abord abandonner une partie de ses vêtements et ne porter alors plus qu’une simple chemise en lin, symbole de pureté et d’humilité, avant que le grand chambrier (un grand officier de la Couronne) ne lui remette les symboles de la chevalerie: les éperons d’or et l’épée de Charlemagne qui font de lui le bras séculier de l’Église (la représentation temporelle du pouvoir religieux).
Il en sera de même en Angleterre, et ce jusqu’à aujourd’hui. Ainsi, quand, le 2 juin 1953, Elizabeth II est couronnée reine du Royaume-Uni en l’abbaye de Westminster, elle va, après l’onction à l’huile sainte, ôter tout symbole d’apparat et revêtir, à l’abri des regards, une robe en lin blanc immaculé: la colobium sindonis. La reine est alors mise à nue devant Dieu, en toute humilité. Par sa simplicité et sa blancheur, la robe de lin doit alors symboliser l’abandon par la future souveraine de la vanité terrestre et son engagement religieux. Il en sera de même le 6 mai 2023 lors du couronnement du roi Charles III. La tradition religieuse du lin est donc une affaire toute contemporaine.
Il existe bien d’autres exemples de la place du lin dans la religion. Pour en savoir plus, je vous invite à écouter l’entretien que j’ai mené avec Nicolas Sarzeaud; mais aussi à explorer l’histoire et toutes les facettes et curiosités du lin dans le livre «Le Lin, fibre de civilisation(s)».
SOURCES
«Le Lin, fibre de civilisation(s)», co-édité par les éditions Actes Sud et l’Alliance du Lin et du Chanvre Européens (Alliance for Flax-Linen and Hemp)