EXPOSITION WORTH, INVENTER LA HAUTE COUTURE, AU PETIT PALAIS (PARIS)
- Igor Robinet-Slansky
- il y a 4 jours
- 10 min de lecture

Et si je vous disais que la Haute Couture française trouvait ses origines chez un Anglais ? Scandaleux ! Et pourtant, c’est ce que l’on découvre dans la dernière exposition du Petit Palais, à Paris.
Dans les galeries du musée, on croise alors une silhouette d’un autre temps : celle de Charles Frederick Worth (1825-1895), pionnier de la haute couture et visionnaire du luxe à la française, qui transformera la mode en un art global. Du 7 mai au 7 septembre 2025, l’exposition Worth, inventer la Haute Couture retrace l’histoire fascinante de la maison Worth fondée en 1858, qui habillera impératrices, aristocrates et femmes du monde avec un raffinement devenu légendaire.
Plus de 400 pièces et œuvres - robes somptueuses, manteaux du soir, accessoires, portraits, tableaux, photographies, documents et objets d’art - racontent l’ascension de cet Anglais de génie devenu le roi de la mode parisienne. Parmi les objets exposés, 80 silhouettes sont présentées après une longue et délicate restauration. Certaines sont montrées pour la première fois, d’autres sont si fragiles qu’elles ne seront plus présentées après l’exposition.
Cette grande rétrospective, réalisée avec la collaboration exceptionnelle du Palais Galliera – Musée de la Mode de Paris, dévoile les dessous d’une révolution autant esthétique qu’industrielle : la création des griffes, l’émergence du grand couturier « star », la mise en place de la saisonnalité des collections, l’invention du défilé de mode, et la naissance du luxe comme art de vivre. Une immersion captivante dans une épopée de style qui a façonné le système de la mode tel que nous le connaissons aujourd’hui.
CHARLES FREDERICK WORTH, COUTURIER DES REINES
Né en Angleterre le 13 octobre 1825, Charles Frederick Worth traverse la Manche à 21 ans et s’installe dans le Paris du Second Empire (1852-1870), alors capitale bouillonnante de modernité.
Formé au sein de la maison Gagelin, un marchand réputé, il y apprend son métier et l’art de séduire une clientèle exigeante. En 1858, il fonde avec le Suédois Otto Bobergh sa propre maison, Worth & Bobergh, au 7 rue de la Paix — une adresse qui deviendra mythique.
Très vite, la princesse de Metternich, épouse de l’ambassadeur d’Autriche en France, et l’impératrice Eugénie, épouse de Napoléon III, s’enthousiasment pour ses créations. Son style affirmé, sa maîtrise des étoffes, son goût du spectaculaire et son sens du pouvoir de l’image imposent un nouveau rapport entre le créateur et sa cliente : désormais, c’est le couturier qui dicte les formes et les usages. Et quand l’impératrice – la femme la plus influente de son époque - porte vos créations lors des bals officiels aux Tuileries, il n’en faut pas plus pour que la haute société parisienne se presse dans votre boutique pour suivre la mode impériale.
Worth transforme la robe en manifeste, multiplie les références historiques, structure le vêtement et suit l'évolution de la société à travers crinolines, tournures, traînes et capes, et s’entoure de toute une armée d’artisans. Il introduit la griffe, adapte le travail en série aux exigences du sur-mesure, et établit un mode de production inédit. Il est le premier à penser la mode comme une industrie culturelle. À sa mort le 10 mars 1895, ses fils puis ses petits-fils poursuivront l’aventure jusque dans les années 1930.
VISITE DE L’EXPOSITION WORTH : UNE MAISON, UN MONDE.
L’exposition s’ouvre sur les débuts flamboyants de la maison sous le Second Empire. Dans une scénographie rythmée, le visiteur découvre comment Worth conquiert la cour impériale et les salons internationaux grâce à une élégance dramatique et minutieuse. Robes à transformation, tea-gowns, manteaux brodés, soieries chatoyantes, dentelles, velours et passementeries dialoguent avec des portraits de clientes célèbres : la comtesse Greffulhe, Franca Florio, Lady Curzon…
La deuxième section, organisée comme une journée idéale, explore les tenues féminines à travers les heures : robes du matin, et 'visites' tailleurs pour les sorties, toilettes de bal ou d’opéra. Elle révèle aussi le rôle central des ateliers Worth — véritables fourmilières où jusqu’à mille personnes œuvraient à la confection, du dessin à l’ornement.
Puis, le parcours évoque l’évolution du style Worth à l’aube du 20e siècle : silhouettes plus droites, influence du style empire, et audaces de la période Art déco. La maison s’ouvre à la modernité tout en préservant son faste. Les parfums, les flacons signés Lalique, les collaborations artistiques (avec Jean Dunand ou Raoul Dufy), et les campagnes photographiques viennent prolonger le mythe dans la presse et l’imaginaire collectif.
Enfin, quatre vidéos de Loïc Prigent plongent les visiteurs dans les secrets de confection de robes iconiques. Un dispositif olfactif recrée l’empreinte du parfum Je Reviens. Et pour les plus jeunes, un parcours-jeu transforme la visite en mission haute couture.
EXPOSITION WORTH: UN PARCOURS IMMERSIF À TRAVERS UN SIÈCLE D’ÉLÉGANCE
Pensée comme un voyage dans le temps et les salons de couture, l’exposition suit l’évolution de la maison Worth à travers huit grandes sections thématiques. De la fondation de la maison au second Empire, aux Années folles ; des robes impériales aux parfums de légende… chaque étape révèle un pan de l’histoire de la haute couture en train de s’inventer.
1. WORTH & BOBERGH: CHARLES-FREDERICK WORTH AVANT WORTH
Tout commence en 1858, quand Charles Frederick Worth fonde à Paris, avec Otto Bobergh, la maison Worth & Bobergh. Installée rue de la Paix, à deux pas du Palais des Tuileries, siège du pouvoir impérial et de la cour de Napoléon III (1808-1873), la maison séduit très vite l’aristocratie, jusqu’à l’impératrice Eugénie (1826-1920).
La maison s’impose avec ses modèles spectaculaires, ses crinolines et ses robes à transformation, qui allient le faste des étoffes au confort de l’adaptabilité. Cette première section explore l’invention d’un style et d’un système qui révolutionne la mode en associant art du vêtement, savoir-faire et stratégie d’image. Worth introduit la signature manuscrite sur ses créations – la griffe, impose ses choix à ses clientes et jette les bases de ce qui deviendra la haute couture.
ROBES À TRANSFORMATION, CRINOLINES… QU’EST-CE QUE C’EST ?
Parmi les pièces emblématiques de l’exposition, on observe de magnifiques robes à transformation et à crinoline.
La robe à transformation, d’abord, illustre à merveille l’ingéniosité vestimentaire du 19e siècle. Apparue vers 1845 et perfectionnée après 1870, cette robe se compose d’une même jupe - souvent portée avec une crinoline - et de plusieurs corsages interchangeables, adaptés aux différents moments de la journée. Fermé et couvrant pour les visites matinales, légèrement décolleté pour le dîner, largement ouvert pour le bal : chaque corsage incarne une heure et un usage. Par souci de décence comme de praticité, des éléments tels que guimpes, fichus ou boléros pouvaient venir moduler l’apparence. Une version doublement codifiée et raffinée de la garde-robe, reflet du rythme mondain et de l’étiquette bourgeoise.
La crinoline, partie intégrante de la robe à transformation, est le symbole par excellence de la silhouette féminine sous le Second Empire, et révolutionne la mode dès les années 1850. Cette armature légère, faite d’arceaux d’acier ou d’osier, remplace les jupons empesés et permet d’élargir la jupe tout en libérant les jambes. Elle donne à la robe une ampleur spectaculaire, tout en suggérant une élégance quasi irréelle - au point de susciter moqueries et caricatures. Worth saura en faire un atout théâtral, structurant ses créations autour de ces volumes majestueux avant de les faire évoluer vers des silhouettes plus fuselées. Pour en savoir plus sur la crinoline, rendez-vous dans l’article dédié sur ce blog.
2. WORTH & BOBERGH DEVIENT WORTH
En 1870, la séparation avec Otto Bobergh marque le début d’un nouveau chapitre. La maison conserve son adresse, mais le nom se simplifie : Worth. Malgré les bouleversements politiques (chute du Second Empire et proclamation de la IIIe République le 4 septembre 1870), la clientèle reste fidèle.
Le couturier impose son style tapissier – qui se distingue par une surcharge de décors-, exubérant, foisonnant de rubans, franges, dentelles et passementeries. La silhouette évolue : la crinoline disparaît au profit de tournures et de traînes qui déplacent le volume vers l’arrière. La maison Worth devient synonyme d’opulence et de maîtrise, sous l’œil attentif de son fondateur et de ses fils, déjà à ses côtés.
TOURNURES, TRAÎNES, FAUX-CUL… QU’EST-CE QUE C’EST ?
Après l’ère de la crinoline, la mode féminine évolue dans les années 1870 vers la robe à tournure, aussi appelée robe à faux-cul. Le volume de la jupe se déplace alors vers l’arrière, porté par une structure souvent métallique ou rembourrée qui accentue la chute des reins et allonge la silhouette. Cette forme spectaculaire, souvent prolongée d’une traîne imposante, permet aux couturiers comme Worth d’exprimer toute leur virtuosité : jeux de drapés, cascades de rubans, superpositions de tissus brodés… Chaque dos devient un théâtre, pensé pour impressionner lors des réceptions ou des sorties mondaines.
3. 24 HEURES DANS LA VIE D'UNE FEMME : L’ÉLÉGANCE DU MATIN AU SOIR
Présentée dans un espace circulaire, cette section propose un vestiaire complet rythmé par les moments de la journée d’une femme élégante. Des robes d’intérieur (comme les fameuses tea-gowns pour le thé ou les visites pour recevoir) aux robes du soir à la théâtralité assumée, en passant par les tailleurs de promenade, manteaux structurés, ou les capes du soir, la mode épouse les rites sociaux d’une époque ultra-codifiée.
Worth habille la femme du matin au bal, en jouant sur les matières, les coupes et les ornements. C’est aussi là que s’illustre la fameuse robe à transformation, permettant à une même jupe d’être portée avec différents corsages selon l’heure.
Chaque moment appelle ainsi une tenue différente, adaptée aux exigences du confort, de la fonction et du statut. L’évolution des lignes - de la crinoline aux tournures, jusqu’aux drapés plus fluides - reflète les changements de goût à la fin du 19e siècle.
4. HISTORICISME ET TRAVESTISSEMENT
Comme la tendance le veut dans cette seconde moitié du 19e siècle, l’historicisme, style inspiré des siècles passés, est partout – architecture, décoration… et mode.
Chez Worth, l’histoire est ainsi une source inépuisable d’inspiration. Au fil des décennies, la maison puise dans les siècles passés - Renaissance, Grand Siècle, 18e siècle - une profusion de détails stylistiques qu’elle réinvente avec éclat. Crévés, manches bouffantes, cols Médicis, jabots, basques, plis Watteau ou guipures viennent enrichir robes du soir, tea-gowns et manteaux d’opéra, dans un savant mélange d’érudition et de fantaisie.
Loin d’être figée, cette esthétique historiciste se nourrit aussi d’étoffes rares : une robe du soir se pare d’un tissu inspiré de la chambre de Madame du Barry à Versailles, quand une tea-gown emprunte ses motifs à un velours ottoman du 16e siècle.
Worth, passionné de travestissement, excelle aussi dans l’art du costume historique, qu’il magnifie lors des grands bals costumés organisés à Paris, Londres ou New York. La robe devient tableau, mémoire vivante, et répertoire des maîtres anciens
5. CLIENTES ET MOMENTS D’EXCEPTION : ELLES ONT FAIT WORTH
Spécialiste des grandes occasions, la maison Worth devient au fil du 19e siècle la référence incontournable des cours européennes. Robes de mariée, manteaux de cour, robes de présentation ou de cérémonie : autant de pièces fastueuses conçues pour magnifier la silhouette et marquer les hiérarchies. L’impératrice Sissi elle-même porte une création de Worth lors de son couronnement en Hongrie en 1867, tandis que les garde-robes des tsarines sont dévoilées à Paris avant de rejoindre les palais de Saint-Pétersbourg. Le rayonnement de la maison atteint jusqu’à Londres, où une succursale est ouverte au moment du couronnement d’Édouard VII.
Dans cette salle de l’exposition, les silhouettes de clientes emblématiques comme Franca Florio, Mary Victoria Leiter ou la célèbre comtesse Greffulhe témoignent du prestige international de Worth. Cette dernière, muse de Proust et incarnation de l’élégance mondaine, incarne à elle seule l’aura d’une maison qui sut imposer son style aux quatre coins du monde. Plusieurs de ses tenues sont exposées, dont la célèbre robe aux Lys réalisée en 1896 et qui a nécessité 40 jours de travail pour sa restauration avant d’être présentée ici.
6. RUE DE LA PAIX – LES ATELIERS WORTH : LES COULISSES D’UN EMPIRE
On plonge ici dans les ateliers et les coulisses de la maison Worth, répartis sur les huit étages de l’immeuble du 7 rue de la Paix.
Si l’on connaît les salons luxueux des premiers niveaux, fréquentés par une clientèle élégante et cosmopolite, c’est dans les étages supérieurs que bat véritablement le cœur de la maison Worth. Dès les années 1870, ce vaste immeuble abrite près de 1 000 employés - une petite société où se côtoient créateurs, tailleurs, coupeuses, mécaniciennes, manutentionnaires ou ornemanistes. À chaque étage, un métier, une fonction, un savoir-faire : du stockage des tissus à la confection en série, en passant par l’assemblage à la machine, tout est orchestré avec une précision industrielle.
La touche finale, celle qui transforme une pièce standardisée en création d’exception, vient des ateliers de garniture : passementeries, perles, rubans et broderies assurent à chaque robe son caractère unique. Jusqu’à 10 000 pièces par an sortaient ainsi de la maison, toutes personnalisées. Même le dépôt des modèles était pris au sérieux, grâce à un atelier photographique aménagé sous les toits, véritable rempart contre la contrefaçon. Derrière le faste des salons, Worth avait inventé une organisation à la fois artisanale et moderne, modèle de la haute couture à venir.
Documents d’archives, maquettes et reconstitutions font revivre cette organisation industrielle où l’artisanat d’exception côtoyait une impressionnante efficacité logistique.
7. UN NOUVEL ÂGE D’OR. LA MAISON WORTH À L’ORÉE DU 20e SIÈCLE
Au tournant du 20e siècle, la maison Worth reste au sommet. Sous la direction de Gaston Worth, fils du fondateur, elle conserve une clientèle fidèle issue de l’aristocratie, de la haute bourgeoisie et du monde artistique. Le 7 rue de la Paix accueille aussi des actrices et icônes de la scène comme Eleonora Duse ou Ida Rubinstein.
Autour de 1910, la mode se simplifie et opère un retour au style Empire : les silhouettes se font plus droites, plus épurées, portées plus près du corps avec une élégance sobre que célèbre « La Gazette du Bon Ton ». La maison s’adapte, modernise ses lignes et répond à une nouvelle façon de vivre, sans jamais renier son raffinement.
Pendant la Première Guerre Mondiale, elle s’investit dans des œuvres caritatives et transforme ses locaux en hôpital - jusqu’à nommer certains modèles « Mobilisé » ou « Artilleur », échos sensibles à l’époque troublée.
8. LES ANNÉES 1920 : ENTRE TRADITION ET AVANT-GARDE
La septième section célèbre la vitalité de la maison Worth dans l’entre-deux-guerres. Dans les années 1920, la maison Worth entre pleinement dans l’ère moderne sous l’impulsion de Jean-Charles et Jacques Worth, petits-fils du fondateur. Saluée par Vogue comme l’une des maisons les plus audacieuses et inspirantes de son temps, elle multiplie les créations — manteaux, robes de jour, tenues du soir — dans une palette dominée par le fameux « bleu Worth ». Broderies décentrées, bijoux trompe-l’œil, lignes élancées : la mode du soir conserve son faste, tout en s’imprégnant d’un souffle nouveau.
Jean-Charles Worth se distingue aussi par son goût prononcé pour les arts décoratifs. Collaborations avec le sculpteur Jean Dunand, textiles dessinés par le peintre Raoul Dufy, monogrammes stylisés en guise de signature : chaque modèle devient un objet d’art à part entière. La maison, fidèle à son héritage, continue de faire rayonner l’idée d’un luxe créatif, total, résolument parisien.
Dans cette dernière partie de l’exposition, c’est aussi l’univers olfactif de Worth qui est mis en lumière, avec une évocation sensible de ses parfums, dont les iconiques "Je Reviens" et "Dans la Nuit". Grâce à un dispositif conçu avec l’Osmothèque, le visiteur est invité à une expérience immersive autour du parfum comme vecteur d’image, de mémoire et de marque, rappelant à quel point la maison Worth, au-delà du vêtement, a inventé un art de vivre, une signature globale mêlant mode, image, senteur et désir.
INFORMATIONS PRATIQUES
Quoi ? « Worth, inventer le haute Couture »
Où ? Petit Palais – Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris
Avenue Winston-Churchill, 75008 Paris
Quand ? Du 7 mai au 7 septembre 2025
Du mardi au dimanche de 10h à 18h (nocturnes vendredi et samedi jusqu’à 20h)
Combien ? 17 € / Tarif réduit : 15 € / Gratuit pour les -18 ans.
Réservation conseillée que le site du Petit Palais.
Comentários