À l’occasion des 40e Journées Européennes du Patrimoine (16-17 septembre 2023), suivez-moi dans un lieu qui ouvrira ses portes au public pour la première fois le samedi 16 septembre prochain: l’Hôtel Pereire, situé au cœur de la plaine Monceau, au 10 rue Alfred de Vigny, dans le 17e arrondissement de Paris.
Pour l’occasion, les salons du rez-de-chaussée et les bureaux du premier étage seront ouverts à la visite, selon un parcours qui permettra d’en savoir plus sur la genèse du bâtiment, son fondateur, Emile II Pereire, et la Fondation Del Duca qui y réside aujourd’hui sous la gouvernance de l’Institut de France.
Depuis 1975, cet hôtel particulier typique de la fin du 19e siècle est en effet le siège de la Fondation Simone et Cino Del Duca, dont l’objectif est de faire rayonner les arts, les lettres et les sciences en France et à l’étranger, via un panel de prix dédiés et l’attribution de subventions. Une fondation que Simone Del Duca crée après la mort de son époux, Cino, décédé en 1967, magnat de la presse, producteur de cinéma, mécène et grand philanthrope, engagé dans la recherche scientifique, la culture et les arts. A la disparition de Simone Del Duca en 2004, la fondation est confiée à l’Institut de France.
Mais l’histoire des lieux commence avec Émile II Pereire (1840-1913), un riche ingénieur et homme d’affaires parisien, qui le fait bâtir entre 1879 et 1881 par l’architecte flamand William Bouwens van der Boyen (1834-1907).
Si son nom vous dit quelque chose, c’est qu’Émile II Pereire est le fils de l’un des célèbres frères Pereire, Emile Pereire (1800-75), hommes d’affaires et politique influent. Avec son frère Isaac (1806-80), Émile jouera un rôle primordial dans le développement économique et industriel de la France, d’abord sous la Monarchie de Juillet (1830-48), puis au Second Empire (1852-70). Conquis par les idées libérales, les deux frères créent d’abord plusieurs compagnies de chemin de fer qui vont marquer le développement et la modernisation du réseau de transports français. Ils fondent ensuite le Crédit Mobilier pour permettre aux industriels d’investir sur le long terme, accompagnant ainsi la croissance industrielle française. Ils investissent, entre autres aussi, dans des sociétés d’assurance… et ils participent surtout, via leurs sociétés immobilières de financement et de nombreuses opérations immobilières, aux grands travaux haussmanniens qui transformeront les grandes villes françaises et en particulier la capitale.
En 1861, les Pereire signent ainsi un traité avec la ville de Paris pour, entre autres, lotir la plaine Monceau, à l’ouest, et en faire l’un des quartiers les plus prisés de l’époque -et toujours aujourd’hui. Ils y font alors ériger de nombreux hôtels particuliers pour la bourgeoisie et les riches industriels du Second Empire, l’Hôtel que décide de bâtir Emile II Pereire en bordure du Parc Monceau est l’un de ceux-là.
Point biographie: En savoir plus sur les frères Pereire.
Emile (1800-75) et Isaac Pereire (1806-80) sont issus d’une famille d’immigrés espagnols d’origine portugaise qui va très vite se rapprocher du pouvoir: leur grand-père Jacob Rodrigues Pereira (qui change son nom en Pereire) sera interprète de Louis XV; leur père, Isaac Rodrigues-Pereire (1767-1806), a fait fortune dans le commerce du textile et dans les assurances maritimes à Bordeaux.
Forts de ce patrimoine d’entrepreneurs et d’une éducation solide, Emile et Isaac deviennent banquiers à Paris dans les années 1820, avant de lancer, en 1835, la Compagnie du Chemin de fer de Paris-Saint-Germain, soutenus par le banquier James de Rothschild. C’est la première compagnie de train réellement dédiée au transport de voyageurs.
Pour financer le développement de nouvelles infrastructures et de nouvelles compagnies ferroviaires, les frères Pereire vont une nouvelle fois innover en créant le Crédit Mobilier en 1852. Cet organisme financier d’un nouveau genre permet de prêter des fonds à long terme aux industriels. Les Pereire contribuent en cela à la Révolution Industrielle de la France et notamment au développement et à la modernisation des transports ferroviaires. Ils fondent, entre autres, les Chemins de fer du Nord (1845), la Compagnie des Chemins de Fer du Midi (1852), les Chemins de fer du Rhône-Loire (1853), la Grande société des chemins de fer russes (1856); ils investissent dans la Société Autrichienne des Chemins de Fer (1854) et participent à la création de la Compagnie des chemins de fer du nord de l’Espagne en 1858.
Ils fondent également la Compagnie Générale Maritime en 1855 qui, jusqu’en 1975 et sous d’autres appellations, assurera les liaisons transatlantiques, et ils investissent dans des chantiers navals à Saint-Nazaire. En parallèle, en hommes d’affaires affûtés, ils s’associent à la création de plusieurs sociétés d’assurance.
Mais aujourd’hui, les frères Pereire sont aussi et surtout connus pour leurs nombreux projets immobiliers. Le Second Empire (1852-70) de Napoléon III (1808-73) est en effet marqué par une politique de modernisation des villes françaises et en particulier de Paris. Grâce aux grands travaux lancés en 1853 sous la supervision du préfet de la Seine Georges-Eugène Haussmann, la capitale doit devenir la ville la plus belle et la plus moderne du monde. Ce grand chantier est en partie financé par l’État à travers la Caisse des Dépôts, mais ce n’est pas suffisant. Peu de banques privées vont cependant vouloir prendre le risque d’investir dans ce gigantesque projet. Peu, sauf les frères Pereire qui créent différentes sociétés immobilières, souvent co-financées par le Crédit Mobilier, pour développer des projets de construction et d'aménagement urbain. Ils investissent dans de vastes projets immobiliers, en développant à Paris de luxueuses propriétés et hôtels particuliers pour les riches industriels ou les aristocrates (quartier de la plaine Monceau), mais aussi des logements sociaux au confort moderne pour les ouvriers dont le nombre est alors croissant. Au-delà de la capitale, ils créent en 1862 le quartier de la Ville d’Hiver dans la station balnéaire d’Arcachon qui commence à être très prisée de la bourgeoisie bordelaise et parisienne, et qui est accessible par la ligne Paris-Bordeaux qui appartient… aux Pereire!
Cependant, ces investissements excessifs mèneront, en 1867, à la faillite du Crédit Mobilier. Les Pereire resteront cependant très présents dans la vie économique et politique française. Emile meurt le 5 janvier 1875 à Paris, et Isaac le 12 juillet 1880. Ils sont enterrés au cimetière de Montmartre.
Ambitieux, les Pereire auront réussi, par leur audace et leurs qualités d’investisseurs visionnaires, à contribuer à la modernisation économique, industrielle et urbaine de la France. Tant et si bien qu’aujourd’hui encore, le boulevard Pereire, dans le 17e arrondissement de Paris, leur rend hommage, eux qui ont participé à changer le visage de la capitale.
Revenons à la plaine Monceau. C’est en 1879 qu’Emile II Pereire commande son hôtel particulier familial à l’architecte William Bouwens van der Boyen, dont les talents ont déjà œuvré pour l’hôtel Cernuschi situé à quelques pas. Réalisé dans un style classique des 17e et 18e siècles français, l’Hôtel Pereire est emblématique de l’éclectisme en vogue au 19e siècle, et l’un des plus beaux bâtiments du quartier avec les Hôtels Meunier et Camondo.
En 1913, à la mort d’Emile II Pereire, sa femme Suzanne Chevalier, puis leurs enfants, héritent successivement de la propriété. Réquisitionnée en 1941, pendant la Seconde Guerre Mondiale, par le ministère de la Production Industrielle, il est racheté par la société des Charbonnages de France en 1947.
En 1974, Simone Del Duca tombe sous le charme de l’Hôtel Pereire qu’elle décide d’acheter pour héberger sa nouvelle fondation. Ce sera chose faite le 10 mars 1975. Après de nombreux travaux de réaménagement, l’hôtel accueille au rez-de-chaussée les espaces de réception et de conférences, au premier étage les services administratifs, au deuxième des chambres pour accueillir savants et chercheurs, et au troisième le personnel. Pour sa part, elle n’y logera jamais.
La Fondation Simone et Cino del Duca remet chaque années quatre Grands Prix:
Le Prix Mondial Cino Del Duca, qui récompense la carrière d’auteurs témoignant de messages humanistes.
Le Grand Prix scientifique, attribué à un chercheur français et son équipe pour un projet de recherche remarquable.
Le Grand prix d’archéologie, décerné à celles et ceux qui œuvrent, par leurs travaux d’archéologues, à faire rayonner l’archéologie française.
La Grand Prix artistique qui récompense un ou une artiste pour l’ensemble de sa carrière.
Par ailleurs, d’autres prix et bourses viennent compléter ces quatre Grands Prix et sont remis à d’autres acteurs des domaines littéraires, scientifiques, archéologiques et artistiques. Enfin, et comme l’avait initié Simone Del Duca, l’Hôtel Pereire accueille tout au long de l’année des cycles de conférences et des rencontres intellectuelles et culturelles.
Laissez-moi maintenant vous guider dans la visite de cet Hôtel particulier peu connu du public.
LA VISITE DE L’HÔTEL PEREIRE
Après avoir traversé la cour d’honneur, typique des hôtels particuliers du quartier, on pénètre dans l’édifice via une grande porte sous marquise de verre, et après avoir gravi quelques marches, on est accueilli dans le vestibule d’abord, puis l’impressionnant hall.
Ce hall de 100 mètres carrés a fait la fierté de la famille Pereire: son puit de lumière central surmonté d’une verrière impressionne les invités dès leur arrivée. Chaleureux et feutré, avec son parquet, son escalier en bois très anglais, et son papier peint lie-de-vin, le hall donne le ton aux convives: on est ici dans un hôtel particulier des plus luxueux.
Plusieurs salons s’articulent alors autour du hall. Le premier d’entre eux dans lequel le parcours de visite nous incite à entrer est le salon Cordoue. Ici est proposé un film retraçant l’histoire des lieux et de la famille Pereire. Cette pièce remarquable doit son nom à ses murs flanqués de panneaux de cuir de Cordoue peint, intégrés à un décor de boiseries là-encore dans un style très néo-gothique anglais. Les dessus de portes, décorés de pivoines par le peintre Georges Jeannin (1841-1925), éclairent la salle de leurs couleurs vives.
La visite se poursuit par le Grand Salon. C’est la pièce centrale de l’hôtel. Elle est séparée par des colonnes néo-classiques en deux espaces distincts qui se répondent par leurs décors jumeaux: même style de cheminée en marbre surmontée de miroirs dorés, même papier peint vert réhaussé de dorure et délicatement intégré aux lambris blancs et aux boiseries or, dans un style 18e très rocaille. Ce salon de réception donne d’un côté sur le hall, d’un autre sur une terrasse et le jardin qui, lui-même, ouvre sur le Parc Monceau (une petite porte permet d’ailleurs un accès privé). Enfin, c’est ici que, durant les Journées du Patrimoine, sont expliqués la vie du couple Del Duca et la création de la fondation.
Attenant au Grand Salon, se trouve la Bibliothèque. Un lieu plus intime dans lequel on pénètre avec une certaine pudeur. C’est une pièce chaleureuse tendue d’un velours rouge rassurant, où l’on est invité à se retrouver en petit comité pour discuter en bonne compagnie ou lire en toute tranquillité - les étagères chargées des nombreux livres de Simone De Duca ne laissent que l’embarras du choix. Elle n’est d’ailleurs pas très loin: son portrait en Parisienne, réalisé en 1958 par Jean-Gabriel Domergue (1889-1962), observe les convives d’un air joyeux et léger.
Après le rez-de-chaussée, gagnons désormais les pièces du premier étage. Pour cela, retraversons le hall et empruntons le magnifique escalier de bois. En gravissant les marches de cet escalier d’honneur, vous pourrez observer une plaque de marbre où sont gravés, en lettres d’or, les noms des lauréats du Grand Prix Mondial Cino Del Duca depuis 1969. Vous pourrez également admirer une belle tapisserie de 1715 qui représente «Aristide préparant un sacrifice aux dieux».
Arrivé au premier étage, et avant de découvrir les trois bureaux ouverts au public, arrêtez-vous un instant sur le palier d’où, à travers l’ouverture dédiée au puit de lumière, vous pourrez contempler, vers le bas, le hall d’où vous venez, et vers le haut, la sublime verrière.
Pénétrons maintenant dans le premier bureau ouvert: le bureau du Président de la Fondation Del Duca. Ancien bureau de Simone Del Duca, il accueille aujourd’hui Xavier Darcos, Chancelier de l’Institut de France. Parmi les aménagements, remarquez le bureau de style Crescent initialement prévu pour le salon Cordoue, et la tapisserie d’Aubusson «Phoebus et les ailes» de l’artiste Jean Lurçat (1892-1966) réalisé en 1962.
Passons à la pièce suivante: la salle du Conseil. Prévue pour les réunions, elle présente un mobilier commandé à la maison Claude Bernard par la Société des Charbonnages de France dans les années 1950: grande table couverte de laine bouillie, chaises à gros clous vieillis. On observe aussi ici une très belle tapisserie d’Aubusson, «Hélène et Pâris», réalisée en 1652 et acquise par la Fondation en 2009. On peut y voir également les portraits de Cino et Simone Del Duca qui contemple la scène.
La visite se termine enfin par le salon Vigny. Il a été aménagé dans l’une des anciennes chambres des maîtres de maison qui se trouvaient à cet étage à l’époque des Pereire. Aujourd’hui, elle tient le rôle de salle de réunion . Je dois dire qu’à part le film qui retrace l’histoire des différents prix de la Fondation Del Duca et la vue qu’elle offre sur l’hôtel particulier voisin, cette pièce n’a que peu d’intérêt.
Nous redescendons alors le magnifique escalier, et regagnons le vestibule pour ressortir. Si vous avez prévu de parcourir Paris pour les Journées Européennes du Patrimoine, n’hésitez pas à passer par le 10, rue Alfred de Vigny pour explorer l’Hôtel Pereire, très rarement ouvert au public.
SOURCES
Visite guidée de l’Hôtel Pereire
Dépliant remis lors de la visite
Cartels présents sur place
Site Internet de la Fondation Del Duca
Article du Figaro sur les Frères Pereire
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