L’été dernier, j’ai pu visiter le château de Grignan, situé dans la commune du même nom, en Drôme Provençale, dans le sud-est de la France. Un château étonnant, aussi bien par sa situation géographique, perché sur une colline dominant la Provence, que par son histoire de plus de 800 ans et celle de ses célèbres propriétaires, ou encore par son architecture témoignant des splendeurs de la Renaissance comme, plus tard, de celles du 17e siècle louis-quatorzien.
Résidence des seigneurs Adhémars de Monteil de Grignan pendant plus de 6 siècles, racheté par Léopold Faure -un riche habitant de Grignan- en 1838, après son démantèlement à la Révolution, puis au début du 20e, en 1912, par Marie Fontaine -la veuve d’un grand banquier belge qui le restaure et lui rend sa superbe-, le château de Grignan est depuis 1979 la propriété du département de la Drôme qui, au-delà de le rénover et l’entretenir, a remis au cœur de ce palais provençal son histoire et celle de ces célèbres résidents, notamment la fille de l’épistolaire marquise de Sévigné.
Car s’il y a un nom indissociable de Grignan, c’est bien celui de Marie de Rabutin Chantal, marquise de Sévigné (1626-1696), célèbre pour l’exhaustive correspondance qu’elle a entretenu avec sa fille jusqu’à la fin de sa vie, chroniquant ainsi le 17e siècle et notamment la vie à la cour du roi Louis XIV. La marquise de Sévigné passera en effet plusieurs séjours au château de Grignan, non pas en touriste, mais pour la simple et bonne raison que sa fille, Françoise Marguerite de Sévigné, à qui elle écrit donc régulièrement, est devenue la comtesse de Grignan le 29 janvier 1669 en épousant le propriétaire des lieux, François de Castellane-Ornano-Adhémar de Monteil de Grignan (1632-1714), duc de Termoli, comte de Grignan et de Campobasso, baron d’Entrecasteaux et chevalier de l’Ordre du Roi. C’est aussi à Grignan, près de sa fille, que la marquise de Sévigné mourra le 17 avril 1696. Elle est ainsi enterrée dans la collégiale Saint-Sauveur adjacente au château.
Après vous avoir présenté l’histoire du château et de ses différents résidents, je vous propose de me suivre dans la visite que j’en ai faite. Une visite accessible à tous que je vous recommande si vous êtes dans la région (une très belle région d’ailleurs, riche d’histoire). Vous pourrez en profiter pour découvrir, en plus du château, la superbe collégiale Saint-Sauveur et le charmant village de Grignan, typiquement provençal.
LE CHÂTEAU DE GRIGNAN, 800 ANS D’HISTOIRE AU CŒUR DE LA PROVENCE
Du haut de son plateau rocheux, le château de Grignan n’a pas encore révélé tous ses secrets. S’il est avéré que les lieux sont occupés depuis la Préhistoire, et qu’un oppidum (une fortification celtique) se trouvait ici au moins jusqu’à la fin de l’Antiquité au 5e et 6e siècles, on ne connaît cependant pas bien la genèse du château. Sa situation à plus de 33 mètres de hauteur, dominant à 360 degrés l’horizon et notamment une route très fréquentée pendant l’Antiquité, nous amène à penser que ce promontoire a bien servi d’observatoire stratégique pendant des siècles, et que plusieurs forteresses s’y sont certainement succédé.
Quoi qu’il en soit, la première mention d’un château sur la plateforme rocheuse de Grignan remonte au début du 11e siècle. En 1035, un cartulaire de l’abbaye de Saint-Chaffre dans la Haute-Loire (un cartulaire est un recueil de titres de propriétés d’une église ou d’un monastère) décrit la présence d’une forteresse nommée castellum Gradignanum. Un nom qui évoluera pour devenir en 1105 castrum Grainan, puis Graigna ou Grazinam. De là découle, vous l’aurez compris, le nom de Grignan.
En parallèle, certains écrits mentionnent un certain Christophe de Grignan qui aurait habité le castrum Gradignanum vers l’an 1030. Si on ne connaît pas bien l’histoire de ses successeurs les plus directs, on sait en revanche qu’un siècle plus tard, la propriété est clairement acquise à la famille de Grignan. A l’époque, la forteresse est entourée d’une enceinte et possède deux tours défensives ainsi qu’une chapelle, la chapelle Saint-Romain. Mais cette propriété, les Grignan vont bientôt la perdre.
En effet, dès 1239, au début du 13e siècle, il semble que la famille Grignan se soit vu ravir son château et ses terres par une célèbre et riche famille de Provence: les Adhémar de Monteil. Ces derniers, seigneurs en titre de la ville de Montélimar (étymologiquement : montilium Adhemarii, soit la montagne des Adhémar), possèdent de nombreuses terres dans la région. Se rapprochant de Charles 1er d’Anjou, comte de Provence, ils réussissent, en 1257, à faire intégrer Grignan dans le sillon de la Provence afin de bénéficier de nombreux privilèges comme le titre de baron qu’ils obtiennent en 1281.
De plus en plus riches et puissants, les Adhémar de Monteil, barons de Grignan, vont transformer leur propriété pour symboliser leur pouvoir. Il ne reste plus beaucoup d’éléments de ces transformations, mais la cour du Puits, avec son puits de 48 mètres et sa citerne qui récolte les eaux de pluie, et autour de laquelle est bâti le logis seigneurial, date de cette époque. Le châtelet défensif par lequel nous entrons aujourd’hui, et qui a été totalement restauré au 19e siècle dans un style troubadour, a été créé en 1357. Il était alors agrémenté d’une tour d’angle et d’un pont levis qui a disparu au 18e siècle.
Si tout au long du 14e siècle, les Adhémar de Monteil continuent la fortification de leur propriété, et renforce celle du village, la Renaissance, au 15e siècle, et surtout au 16e, va une nouvelle fois apporter son lot de transformations, notamment grâce à deux membres de la famille, Gaucher Adhémar et son fils Louis, qui sauront donner encore plus de prestige à leur nom, et toute la grandeur à leur résidence.
Gaucher Adhémar, échanson du Dauphin de France (échanson : officier qui sert à boire à la table d’un prince, roi etc.) puis écuyer du roi Louis XI, épouse ainsi Diane de Montfort, originaire du royaume de Naples, qui lui apporte les titres de duc de Termoli et de comte de Campobasso. Fort de ses titres, Gaucher souhaite un château à sa hauteur. Dans cette période pré-Renaissance, où la fonction défensive n’est plus de mise comme au Moyen-Âge, il fait construire l’escalier d’honneur dans la tour féodale, impressionnant avec ses voûtes grandioses à croisées d’ogives, ou encore une galerie d’apparat, appelée aujourd’hui la galerie des Adhémar, baignée de lumière grâce aux nombreuses ouvertures donnant sur la cour du Puits, et bâtie en partie sur la chapelle Saint-Romain.
En 1516, à la mort de Gaucher, Louis Adhémar poursuit les travaux de son père en redessinant par exemple les façades auxquelles il fait ajouter des reliefs décoratifs (masques, rinceaux -arabesques végétales). Comme son père, Louis va œuvrer à donner plus de prestige à sa famille. Gentilhomme de la chambre du roi, il est proche de François 1er (règne 1515-1547) qu’il accueille à Grignan en novembre 1533 alors qu’il revient du mariage de son fils, le futur Henri II, avec Catherine de Médicis, à Marseille. Il est ensuite nommé, entre autres et successivement, gouverneur de Marseille, ambassadeur à Rome, ou encore gouverneur de Provence. En 1558, il ajoute un nouveau titre en devenant comte de Grignan, la baronnie ayant été élevée au rang de comté.
En écho à cette progression sociale, Louis continue à embellir son palais provençal. Il souhaite ainsi désormais construire une chapelle à la hauteur de sa famille, et fait bâtir entre 1532 et 1542 la superbe chapelle Saint-Sauveur accolée au château. Une nouvelle église qui pourra également accueillir le Chapitre des chanoines fondé par son père en 1512. De même, après la façade intérieure du château, côté cour du Puits, Louis Adhémar s’attaque à la façade sud du château, celle que les visiteurs voient de loin quand ils arrivent au village. Entre 1553 et 1558, il réalise ici un travail exceptionnel, avec des décors somptueux composés d’une succession de croisillons, de fenêtres à meneaux (élément vertical qui sépare la fenêtre en deux), de pilastres, de niches et de colonnes qui, par leur richesse, semblent répondre à la beauté des paysages qui leur font face, du majestueux Mont Ventoux à la délicate chaîne des Dentelles de Montmirail.
Lorsque Louis meurt en 1559, il n’a pas de descendance. C’est son neveu Gaspard de Castellane, le fils de sa sœur Blanche, qui hérite du domaine. La famille de Castellane, elle aussi prestigieuse, règne désormais sur Grignan.
Au 17e siècle, François de Castellane-Ornano-Adhémar de Monteil de Grignan, duc de Termoli, comte de Grignan et de Campobasso, baron d’Entrecasteaux, né le 15 septembre 1632 au château, va de nouveau faire monter le nom de Grignan au plus près du pouvoir. Nommé chevalier de l’Ordre du Roi (Louis XIV ici), il va exercer les fonctions de gouverneur et de lieutenant-général commandant en Provence. En tant que représentant du Roi Soleil dans la région, il va mener une vie de ‘vice-roi’, digne des plus nobles habitants de Versailles. Ce n’est pas pour rien que, dès le 17e siècle, on nomme le château de Grignan le ‘petit Versailles de la Drôme’. Une vie de faste qui attire de nombreux visiteurs, tous ravis de leur séjour.
Après deux mariages dont il ressort veuf (avec successivement Angélique-Clarisse d’Angennes et Marie-Angélique du Puy-du-Fou), le 28 janvier 1669, François de Grignan épouse en troisièmes noces Françoise-Marguerite de Sévigné, fille de la marquise de Sévigné dont il nous reste, comme vous le savez, de nombreuses lettres écrites à sa fille qui lui manquait follement. Des lettres qui n’étaient pas destinées à être publiées mais qui, par leur diffusion, on permit d’en savoir plus sur les intrigues versaillaises, et surtout de faire connaître le nom de Grignan.
Point anecdote : Les visites de la Marquise de Sévigné à Grignan.
La plupart du temps, Marie de Rabutin Chantal, marquise de Sévigné (1626-1696), est logée à la cour de Versailles ou à Paris, dans son hôtel particulier du Marais, l’hôtel Carnavalet, qu’elle habite entre 1677 et 1696 (et qui deviendra au 19esiècle le Musée Carnavalet – Histoire de Paris). Mais lorsque sa fille épouse François de Grignan, Gouverneur de Provence, en 1669, Madame de Sévigné va entreprendre plusieurs longs séjours dans cette région du sud de la France. Une région qu’elle va découvrir et apprendre à aimer bien qu’elle lui a aussi volé avec sa fille chérie.
Le premier séjour se déroule sur 14 mois entre 1672 et 1673. Elle parcourt la Provence avec sa fille et son gendre, découvrant Aix-en-Provence, mais aussi et surtout le château de Grignan où réside sa fille Françoise-Marguerite.
Le second séjour, de 14 mois également, se déroulera entre 1690 et 1691. Elle restera plus longtemps au château de Grignan où règne sa fille en véritable châtelaine.
Le troisième et dernier séjour se déroulera entre 1694 et 1696 et durera plus de 22 mois. Ce sera son dernier voyage, puisque c’est au château de Grignan, pendant ce séjour, que la célèbre marquise de Sévigné rendra son dernier souffle auprès de sa fille adorée. Elle est d’ailleurs enterrée dans la collégiale Saint-Sauveur voisine du château.
Bout à bout, Madame de Sévigné aura passé plus de quatre années dans cette Provence qui aura été le lieu de destination de ses nombreuses lettres devenues célèbres.
Revenons au château de Grignan. Afin de bénéficier de tout le prestige et la modernité qui incombe à sa fonction et à son rang, le comte de Grignan entend bien, lui aussi, faire de sa résidence un palais fastueux. Il commence ainsi par embellir la terrasse qui se trouve au-dessus de la chapelle Saint-Sauveur en l’agrémentant de balustres. Mais sa plus grosse réalisation reste la transformation de l’aile est du château, dite aile des prélats’ (prélats : hauts dignitaires ecclésiastiques). Entre 1688 et 1690, afin d’harmoniser l’ensemble du bâtiment et de créer de nouveaux appartements, il décide de la repenser dans un style classique français, inspiré de l’architecture de Versailles réalisée par Jules-Hardouin Mansart. Il semblerait cependant, d’après les plans retrouvés, que les travaux n’ont pas été terminés.
Cette vie de roi, ajoutée aux dépenses astronomiques allouées aux travaux, ont conduit François de Grignan à la ruine, tant et si bien qu’il meurt endetté le 30 décembre 1714 à l’âge de 82 ans, à Marseille où il est enterré. Veuf depuis la mort de Françoise-Marguerite de Sévigné le 13 août 1705 de la petite vérole, à Marseille toujours, il laisse derrière lui son somptueux château à ses six enfants, dont trois sont issus de son dernier mariage. Parmi eux, sa fille Pauline Adhémar de Monteil de Grignan, née le 9 septembre 1674. Devenue marquise de Simiane par son mariage avec Louis III de Simiane, marquis d'Esparron -dit le marquis de Simiane- et gentilhomme du duc d'Orléans, alors Régent du royaume, elle hérite des dettes de son père et n’a d’autre choix que de vendre le château et ses terres.
Et c’est le marquis Louis Nicolas Victor de Félix d'Ollières (1711-1775), comte du Muy, sous-gouverneur du Dauphin, premier maître d’hôtel de la Dauphine, et commandant en Provence, qui le rachète en 1732. Après la propriété du château et dix-sept années de rachats et négociations diverses, il réussit à reconstituer l’ensemble du domaine (terres, château…). Un domaine qui, dès la publication posthume de la correspondance de Madame de Sévigné, en 1725 d’abord, puis de manière plus organisée dès 1734, devient rapidement célèbre comme étant le «château de la marquise de Sévigné». A la mort de Louis Nicolas Victor de Félix d'Ollières du Muy en 1775, c’est son neveu Jean-Baptiste-Louis-Philippe de Félix d’Ollières du Muy (1751-1820), baron de Saint-Mesmes, qui reprend le château. C’est alors qu’éclate la Révolution française.
Militaire reconnu, colonel du Roi, Jean-Baptiste-Louis-Philippe de Félix d’Ollières du Muy prend cependant partie pour la République et devient lieutenant-général de l’armée républicaine en 1792. Malgré son engagement, son passé aristocratique le rattrape et on lui confisque ses biens, comme le château de Grignan qui est alors en partie démembré sur ordre du district de Montélimar. L’aile des prélats, la façade sud, et les toitures seront ainsi détruites et resteront d’ailleurs en ruines jusqu’à aujourd’hui. Après les troubles révolutionnaires, nommé général et baron d’Empire sous Napoléon 1er, puis pair de France à la Restauration (1815-30), il récupère son château de Grignan, mais le laisse plus ou moins à l’abandon. Lorsqu’il meurt à Paris le 3 juin 1820, ses héritiers décident de mettre en vente le domaine.
C’est Léopold Faure, un habitant aisé de Grignan, qui l’acquiert alors en 1838. Décidé à redonner sa splendeur au château, il s’implique lui-même dans la restauration de la toiture ou des murs, il consolide les terrasses, sauve des éléments de décor, et recrée le châtelet dans un style troubadour en vogue à l’époque mais peu fidèle à l’histoire pour les historiens. Pour remeubler Grignan, il part également à la recherche du mobilier et des objets qui habillaient jadis ce somptueux palais. Il constitue ainsi une collection d’une centaine de pièces qu’il lègue à la ville à sa mort en 1883.
Abandonné, le château va être sauvé grâce à la riche veuve d’un banquier belge, Marie Fontaine (1853-1937). Tombée amoureuse de l’édifice, et surtout attachée au souvenir que les lettres de la marquise de Sévigné donnent de ce lieu d’histoire, elle le rachète en 1912. S’appuyant sur les vestiges et les éléments originaux subsistants, elle engage une restauration colossale mais fidèle et réussie. La passion de Marie Fontaine pour la correspondance de Madame de Sévigné aura sauvé Grignan.
En 1979, les héritiers de la famille Fontaine cèdent le château au département de la Drôme qui lance de grands travaux de rénovation, remeublant et redécorant les pièces vident grâce aux œuvres léguées à la ville par Léopold Faure. Seule l’aile des Prélats est encore en ruine, dans l’état où la Révolution l’a laissé, comme un témoignage de cette période trouble et fondatrice de l’histoire de France.
Maintenant que vous en savez plus sur l’histoire du château de Grignan et de ses différentes locataires, je vous propose sans plus attendre d’y pénétrer.
À LA DÉCOUVERTE DU CHÂTEAU DE GRIGNAN
Le château est aujourd’hui dans l’état de restauration permis par Marie Fontaine, remeublé et redécoré au maximum dans le style qu’il avait au 17e siècle, lorsque la Marquise de Sévigné y séjourna.
LA VISITE DU CHÂTEAU ET DES APPARTEMENTS
Comme tout invité du château de Grignan, nous commençons la visite par la cour d’Honneur dont la façade sud, bâtie dans un style Renaissance par Louis Adhémar entre 1553 et 1558, ne peut que nous émerveiller dès notre arrivée. Nous pénétrons alors dans la première pièce du château : le vestibule. Ancienne cuisine à la fin du Moyen-âge, transformée en buanderie ensuite, le vestibule actuel est créé en 1690 pour devenir la nouvelle entrée du château. Ici, François de Castellane-Adhémar, comte de Grignan, veut démontrer le prestige de sa fonction –il est représentant du Roi Louis XIV en Provence- dès l’entrée de son palais. Tout en volume, cet espace est agrémenté d’un superbe escalier d’honneur au pied duquel se trouve une statue en marbre de Spartacus combattant, réalisée par Giuseppe Luchetti au 19e siècle, et une série de plusieurs tapisseries d’Aubusson dont celle du ‘Banquet donné par Didon en l’honneur d’Énée’, réalisée au 17e d’après un dessin d’Isaac Moillon. Le vestibule, détruit à la Révolution, a été reconstruit dans les années 1920.
Nous gravissons maintenant les premières marches de l’escalier d’honneur et nous retrouvons à l’entresol, au niveau de l’office. Déjà existante au Moyen-Âge, cette pièce voûtée servait aux réserves alimentaires. A l’origine, l’office se situait entre la cour du Puits (toujours existante) et les cuisines, afin d’y préparer les plats avant qu’ils ne soient servis aux résidents. Cependant, au 17e siècle, pour protéger les nobles des risques d’incendie liés aux feux de cuisson, on déplace les cuisines au fond de l’aile est du château. Le premier étage, dit l’étage noble, était ainsi plus en sécurité. En revanche, la préparation des plats se faisait toujours dans l’office, alors plus éloignés des cuisines. On imagine les kilomètres parcourus par les serviteurs pour servir leurs maîtres.
Depuis l’office, nous montons les dernières marches qui nous conduisent à l’étage noble, justement. La première pièce où nous pénétrons est l’antichambre. Située au centre de l’aile Renaissance, elle dessert, de part et d’autre deux appartements : celui de monsieur et celui de madame. Des appartements dits ‘à la Française’, comme cela se faisait sous l’Ancien Régime, c’est-à-dire construits en enfilade : antichambre chambre et cabinet. L’antichambre servait de salle d’attente pour ceux qui souhaitaient être reçus par les nobles mais, assez vaste, elle pouvait aussi être utilisée comme salle de réception. Les décors de lambris qu’on peut aujourd’hui observés datent des années 1820 et sont réalisés dans un style néoclassique, voire Empire, avec des motifs à l’Antique et des teintes claires et dorées. On remarque également des sièges du 18e siècle et des tapisseries d’Aubusson représentant les fables d’Esope et de La Fontaine.
Point anecdote : qu’est-ce qu’un appartement à la Française sous l’Ancien Régime ?
Sous l’Ancien Régime, dans les appartements de la noblesse, et en particulier dans les appartements royaux et princiers, l’articulation des pièces suit toujours le même schéma, en enfilade : une ou plusieurs antichambre(s), la chambre, et un ou plusieurs cabinets. Les pièces s’enchaînent ainsi de la plus ‘publique’ à la plus ‘privée’.
L’antichambre : cette pièce joue le rôle de pièce d’entrée de l’appartement et de salle d’attente. C’est ici que les personnes invitées ou en attente d’audience auprès du maître ou de la maîtresse de maison, du prince ou de la princesse, ou encore du roi ou de la reine, patientent avant d’être reçues et de pouvoir s’entretenir avec leur hôte ou hôtesse.
La chambre est le lieu où l’on dort, bien entendu, mais sous l’Ancien Régime, c’est aussi l’endroit où l’on reçoit. On y converse, on y joue de la musique, on y participe à des jeux ou on y partage une collation. Le roi, par exemple, y tient audience. Il s’y lève et couche en public, et y mène une vie d’apparat.
Le cabinet, enfin, est la pièce la plus intime de l’appartement. On y travaille, on y lit, on s’y repose, on y joue de la musique… on peut également y recevoir ses proches. À Versailles, le roi, entouré de ses ministres, tient conseil dans son cabinet, le cabinet du Roi ou du Conseil, adjacent à sa chambre.
Au-delà de ces pièces centrales de l’appartement, plusieurs salons de réception peuvent s’enchaîner et être utilisés, comme leur nom l’indique, pour les soirs de fêtes ou tout autre événement public.
Revenons au château de Grignan. Nous pénétrons maintenant dans la chambre de Madame de Grignan dont les volumes et les larges murs rappellent qu’elle se situe dans l’ancien donjon médiéval du 12e siècle. Chambre seigneuriale jusqu’à la Renaissance, cette pièce devient la chambre de Françoise-Marguerite de Sévigné, comtesse de Grignan, dite Madame, à la fin du 17e siècle. Le décor d’étoffe, ici un taffetas de soie bleue à rayures sur les murs et le mobilier, est typique des goûts de l’époque. Sous l’Ancien régime, la chambre servait pour dormir, bien sûr, mais aussi et surtout pour recevoir : on y joue aux cartes, on y converse, on y écoute de la musique… Enfin, si vous observez bien les détails de cette chambre, vous pourrez lire sur la cheminée en bois sculpté, la devise de la comtesse : « Ni le temps, ni le feu, lors ne consommeront sous ces beaux astres d’or, nos roses dureront ».
Après avoir bien observé la chambre de Madame, dirigeons-nous vers la pièce suivante : son Grand Cabinet. Situé dans la tour d’angle, une ancienne tour défensive du 14e siècle, le cabinet de Madame est aménagé au 17e siècle. Dans ce lieu privé, le plus intime de l’appartement, la comtesse de Grignan et ses successeuses pouvaient travailler, lire, écrire, ou encore recevoir leurs proches. Les décors et le mobilier de style rocaille datent du 18e siècle. Ils ont été reproduits d’après l’inventaire de 1776, quand le château était alors habité par Jean-Baptiste de Félix, comte de Muy, et son épouse, Marie-Thérèse de Mison.
Quittons maintenant l’appartement de Madame de Grignan et pénétrons dans l’une des pièces de réception les plus impressionnante du château : la salle du Roi. Au 13e siècle, lors de sa création, cette grande salle était la pièce principale du logis seigneurial où s’organisait la vie publique du baron de Grignan. Au 15e siècle, elle est agrandie et accueille une grande cheminée sculptée aux armes des Adhémar. Appelée salle du Roy au 18e siècle car elle arbore un portrait aujourd’hui disparu de Louis XV, elle est entièrement rénovée en 1918 après sa dégradation à la Révolution française et le démantèlement de sa cheminée en 1900. Luxueuse, elle est réaménagée dans un style très éclectique : un piano carré Louis-Philippe, des chaises et fauteuils à la Reine du 17e, une paire de consoles en rococo italien du 18e et, point culminant de la pièce, la cheminée totalement revue dans un style néo-Renaissance. Face à cette cheminée trône le portrait de Marie Fontaine, celle qui redonnera son prestige à Grignan au 20e siècle.
Depuis la grande salle du Roi, nous gagnons une chambre plus petite mais très chaleureuse : la chambre dite de Tournon. Créée à la fin du 15e siècle par Gaucher Adhémar de Monteil, alors baron de Grignan, elle aurait accueilli son épouse, Diane de Montfort, avant d’être dédiée à sa belle-fille Anne de Saint-Chamond, nièce du cardinal de Tournon, conseiller de François 1er. L’aménagement actuel reprend celui d’une chambre de la Renaissance. On remarquera les tapisseries d’Aubusson du 17e siècle qui illustrent L’Histoire d’Ariane, roman alors populaire de Jean Desmaret de Saint Sorlin.
La chambre de Tournon ouvre sur le vestibule des prélats, donc au début de l’aile est, dite aile des Prélats, réaménagée et transformée à la fin du 17e siècle. Ici est présentée l’évolution de l’architecture du château du Moyen-Âge au 17e. Un passage obligé pour mieux comprendre les transformations de Grignan au cours de ses près de 800 ans d’histoire. Adjacent à ce vestibule, vous pourrez observer l’oratoire avec son autel provençal du 18e siècle surmonté d’un tableau du 17e originaire de Lombardie en Italie : « La Déploration des anges sur le Christ mort ».
Quittons le vestibule des prélats et l’oratoire pour nous diriger vers l’escalier droit, dit aussi « l’entrée Renaissance ». En effet, jusqu’au 17e siècle, cet espace bâti au début du 16e constituait l’axe central du château et jouait le rôle d’entrée depuis la cour du Puits, distribuant ainsi les pièces du logis. On y trouve un escalier droit au plafond voûté sur croisées d’ogives qui reliait l’ancien logis médiéval (à l’étage) à la galerie de l’appartement de Gaucher Adhémar de Monteil, situé au niveau inférieur. Détruit à la Révolution, l’escalier et l’entrée sont reconstruits à l’identique dans les années 1920. On peut ainsi observer sur les voûtains des peintures néo-gothiques rappelant les noms de quatre figures illustres de la famille Adhémar, quatre des seigneurs de Grignan qui ont régné ici du 11e au 18e siècles.
Nous descendons donc l’escalier droit pour rejoindre une grande salle simplement appelée « la Galerie ». D’une superficie de 160 mètres carrés, elle est créée en 1495 par Gaucher Adhémar de Monteil, baron de Grignan, dans un style italien, typique de la Renaissance, à l’image de la galerie François 1er du château de Fontainebleau. Intégrée à son appartement, sa fonction était principalement de desservir deux chambres de nobles, aujourd’hui disparues. Mais ce lieu de déambulation pouvait également se transformer en salle de réception et en espace de jeux. Reconstruite, cette galerie présente aujourd’hui un décor inspiré du 16e siècle avec des cheminées surmontées d’armoiries, des boiseries en noyer, des étoffes brochées (brocatelles) au mur, et des bras de lumière en fer forgé. On y trouve également exposés une série de portraits, parmi lesquels celui de Louis XIV.
La visite des parties intérieures du château s’arrête ici. Ainsi, depuis une porte située à l’extrémité de la Galerie, nous gagnons la cour du Puits, qui tient son nom du puits qui s’y trouve encore. Cette ancienne cour d’Honneur du château est superbe, avec ses façades Renaissance qui ouvrent sur le paysage environnant. Je vous invite à passer du temps à observer cette cour mais surtout à circuler autour. Vous pourrez ainsi vous promener sur les terrasses dites d’argent et situées sur le toit de la collégiale Saint-Sauveur. C’est le point de vue idéal pour admirer les différentes façades du château, mais aussi la vallée, le Mont Ventoux ou encore les alentours de Grignan et les reliefs de l’Ardèche.